
Montréal, ville accueillante, tolérante, multiculturelle... Est-ce un mythe? Les mythes, c'est connu, ont la peau dure. Les Arabes et les musulmans de Montréal peuvent en témoigner.

« Commençons par un quiz : nommez-moi un seul musulman qui occupe une fonction d'élu public au Québec ». C'est par ce petit jeu que s'est ouvert, le jeudi 23 mars dernier, un café-citoyen sur le sujet de l'islamophobie dans la ville aux 100 clochers. « Jacques Saada? », tente un participant. Non : bien que d'origine tunisienne, le député fédéral libéral est de confession juive. « Amir Khadir? ». Proche, mais pas de chicha : le sympathique médecin d'origine iranienne, porte-parole de l'UFP, est toujours « dans la rue ». La démonstration sert en fait à illustrer la sous représentation des musulmans dans la société civile québécoise.

De l'émeute de septembre 2002 à l'Université Concordia jusqu'aux débats sur les tribunaux islamiques en Ontario, la question arabe est devenu un sujet « hot » en ville. La controverse n'est pas toujours facile à porter, cependant, pour les membres de « la communauté » arabo-musulmane. Si un fort courant de sympathie à la cause anti-guerre s'est greffée aux atomes crochus préexistants entre la gauche québécoise et la cause palestinienne, dans la vie de tous les jours, les préjugés sur les mœurs et les valeurs des musulmans sont toujours bien-portants. Benoît Dutrizac, le sympathique animateur des Francs-tireurs à Radio-Québec, tout polémiste qu'il soit, en a fourni un éclatant exemple quand il a déclaré dernièrement que l'Islam était « une religion stupide ». À peine plus subtile, la vice première ministre du Québec, Monique Gagnon-Tremblay, avait déclaré quelques jours avant lui que le Québec devait restreindre l'accès des Arabes « pro-sharia » à l'immigration. Ça commence à faire beaucoup de fumée au royaume de la tolérance. Y a-t-il un feu qui couve? Montréal est-elle islamophobe?
Imène Derouiche, première panéliste, est une ex-prisonnière d'opinion tunisienne qui réside maintenant en France. Pour sa présentation d'introduction, elle a tenu à rappeler la diversité du monde arabe. Trois ans et demi après les attentats du 11 septembre, l'amalgame est toujours trop souvent fait entre Arabe, musulman et fanatique. « Nous ne sommes pas tous des Ben Laden, un monstre. Pour ma part, je suis athée », dit-elle. Pourtant, à Paris, le matin du 11 septembre, elle se rappelle combien les regards qui se portaient sur elle étaient lourds de jugement.
Pour elle, c'est l'ignorance qui est un facteur clef dans toute cette histoire. Le public occidental ne sait tout simplement pas faire la différence entre un Arabe et un extrémiste-terroriste. Et les médias contribuent à perpétuer cette ignorance. Par exemple, dans le débat sur un tribunal islamique en Ontario, la question de l'importance de préserver la laïcité – le véritable enjeux – n'a pas duré très longtemps. Très vite, le jugement de valeurs sur l'Islam est devenu le centre de l'argumentation. Pour bien du monde, derrière la question des tribunaux islamiques se cache une vaste conspiration de conquête islamiste. Il est impératif, pour Mme Derouiche, de recentrer le débat.
« Dans mon pays, par exemple, il y a des démocrates, des athées, des musulmans modérés, des islamistes. Les islamistes sont mes opposants politiques. Pourtant, jamais il ne me viendrait à l'esprit de leur enlever le droit de s'exprimer et de dénigrer leurs valeurs. Il n'y a pas UN monde arabe. Comme il n'existe pas UN monde occidental, catholique. Et il est temps que les Occidentaux cessent de croire qu'Islam et démocratie sont irréconciliable : l'exemple de la Turquie en ce sens est patent ».
Elle croit d'ailleurs qu'il est politiquement payant pour les élus occidentaux de miser sur l'islamophobie, utile pour détourner l'attention. « En France, le système d'éducation craquait de partout. La question du foulard islamique est tombée à point. Il n'était soudain plus question de sauver l'Éducation Nationale : on a habilement détourné l'attention sur la laïcité. »
Ahmed Abdiraman, chargé des projets au Moyen-Orient chez Alternatives, abonde dans le même sens. Quand la vice première ministre du Québec vient faire une déclaration incendiaire, il y voit d'abord une stratégie politique du gouvernement Charest pour détourner l'attention des autres problèmes de son administration. Dans ce cas-ci, c'est raté : on n’a pas cessé de parler de grèves étudiantes et de CHUM pour autant. Mais la tentative en dit long sur le peu d'intérêt de trouver des solutions durables au mieux-vivre ensemble.
Si pour lui, Montréal est généralement une ville tolérante, ce qui retient principalement l'attention de ce Djiboutien d'origine, c'est l'apparence de deux poids, deux mesures dans le système judiciaire quand il s'agit de juger des Arabes, notamment depuis le 11 septembre 2001. De contrôles au faciès (même Amir Kadhir en a été victime) jusqu'à l'odieux procédé des certificats de sécurité (le cas d'Adil Charkaoui, détenu près de 2 ans sans procès. Quatre autres Canadiens d'origine arabe sont dans la même situation), en passant par la collaboration canadienne avec les Américains qui mène à l'enlèvement et à la torture de citoyens canadiens à l'étranger (cas Maher Arar), le climat n'est pas bon pour qui est arabo-musulman ces jours-ci. La liste des abus est longue.
De plus, comme l'illustre le petit quiz sur les « role-models » arabo-musulmans au Québec, l'arabe moyen semble avoir de la difficulté à se tailler sa place dans la société québécoise. Personne ne lui tire la langue, mais peu l'engagent : le taux de chômage est rampant. Ces questions suggèrent peut-être que les difficultés d'intégration sont en partie structurelles. Pour ce qui est de la question de la sharia, il rappelle que ce sont d'abord des groupes d'Arabo-musulmans qui ont été les premiers et les plus sévères critiques de l'établissement d'un tel tribunal au Canada, notamment des groupes de femmes. Pourtant, les médias ont été imperméables à relayer cette diversité dans la communauté. « J'ai proposé 10 noms de femmes musulmanes à Radio-Québec quand ils m'ont appelé pour faire un débat sur la question. Ils n'en ont pas appelé une seule », nous confit Ahmed.
La parole est passée au public et certains ont rapidement fait savoir que la réaction épidermique concernant les tribunaux islamiques avait probablement plus à voir avec le profond anti-cléricalisme québécois plutôt qu'avec l'islamophobie. Un professeur, qui a travaillé quelques temps à la polyvalente Émile-Legault, à Ville Saint-Laurent, où 50 % de la population étudiante est musulmane, a cependant rappelé que, malgré ses nombreux voyages et son ouverture d'esprit, il est parfois inquiet et se pose beaucoup de questions sur l'Islam et sur l'intégration des minorités. Pour lui, la multiculturalité de Montréal est un mythe et les communautés minoritaires ont souvent bien peu de contact avec la culture majoritaire.
Sabine Friesinger, présidente du CSU en 2002-2003, était présente à la soirée.

Depuis l'émeute de septembre 2002 et toute la controverse qui a suivi, Concordia a trouvé le moyen de combler certaines lacunes par égard à sa large minorité musulmane, par exemple en lui réservant des locaux pour les prières et en facilitant la tenue d'activités pendant le ramadan. De plus, depuis septembre 2004, Concordia offre une mineure en langue et culture arabe. Mais faut-il toujours qu'il y ait un scandale et des vitrines brisées pour faire bouger les choses?
Une étudiante de l'UQAM d'origine algérienne a expliqué que, pour sa part, elle n'avait jamais été embêtée par personne, même si elle était visiblement de « type arabe ». Quand elle mentionne son origine, on n'en fait pas grand cas et la vie continue : d'avoir des collègues algériens ne choque personne. Cependant, après quelques temps, certains finiront par lui admettre que... « Toi, t'es bien correcte. Mais les musulmans, je les aimes pas ». Et c'est alors que les préjugés sur les Arabes déboulent. C'est l'expression d'une ignorance plus que du racisme, pense-t-elle. Ou peut-être même une façon maladroite d'engager le dialogue et de poser des questions, pense une autre participante.
Un monsieur dans la jeune cinquantaine nous a fait part de sa petite histoire : Juif par sa mère et protestant par son père, cet européen d'origine à passé sa jeunesse tiraillé entre le temple et la synagogue. À l'adolescence, il en a marre et se convertit au catholicisme. Sa mère lui prodigue un conseil : « Ne dit jamais que tu est Juif! ». Las de cette atmosphère de paranoïa identitaire, il s’en va pour l'Amérique et atterrit à Montréal... « C'est ici que j'ai trouvé la paix et la tolérance ».
Mais le peu de tension sociale à Montréal entre les minorités et la majorité, en comparaison avec le climat en France par exemple, n'est qu'affaire de conjonctures, croit un des participants. En France, avec la question du passé colonial et les attentats dans les années 1980 et 1990, les sentiments sont à fleur de peau. À circonstances égales, personne ne peut dire si le Québec serait aussi « tolérant ».
Le défaut de telles soirées est qu'elles réunissent des gens convertis qui débattent entre eux. C'est très utile pour se conforter dans ses opinions et aller y parfaire son argumentaire. Il arrive même qu'on y entende de nouvelles idées qui nourrissent la réflexion. Aussi, peut-être que par la magie de la dissémination, ce genre d'événements est un outil de transformation sociale : chaque participant retourne dans son milieu et partage ses réflexions. À court terme en tout cas, il est difficile d'en voir les effets.
Le 23 mars dernier, nous n'avons pu aller au fond du sujet, car il est vaste, le temps est limité et les opinions sont encore plus nombreuses qu'il n’y a de gens réunis. J'ai cependant compris plusieurs choses. Du côté de la société québécoise – moi inclus – l'ignorance est encore profonde en ce qui concerne le monde arabe et musulman. Qui dit ignorance dit préjugés, et qui essuie des préjugés finit par être pas mal frustré : à la longue, ça fait chier de se faire répéter qu'on est un égorgeur d'impies. L'âge de l'ignorance est loin d'être fini.
Du côté de la « communauté arabo-musulmane » cependant, il faut comprendre que beaucoup des solutions sont entre leurs mains et qu'il ne tient qu’à eux de sortir et de prendre leur place pour expliquer ce qu'ils sont – dans toute leur diversité – au public. La victimisation est trop souvent tout ce qu'on entend en réponse au discours d'intolérance, et si il faut dénoncer les abus il faut aussi passer à l'action et éduquer pour vaincre le mur de l'ignorance.
Depuis le 11 septembre 2001, le mot Islam ne veut plus dire la même chose pour bien des gens. Il est normal selon moi qu’ils discutent et émettent leurs opinions. Je crois aussi qu'il est toujours dur pour une communauté, comme c'est le cas pour les Arabo-musulmans, d'entendre débattre de sa propre culture par des gens qui y sont « extérieurs ». Par exemple, comme Québécois, il est parfois très insultant d'entendre les « Canadians » nous juger et tourner le doigt dans nos défauts. Aussi, on a ici longtemps blâmé les « anglâs », ou même l'Église pour nos malheurs. Collectivement, on a mis bien du temps à trouver le moyen de parler de nous-même de façon positive. Je crois qu'il est temps que les Arabo-musulmans d'ici fassent la même chose : qu'ils cessent de pointer du doigt les Bush ou les Juifs pour expliquer leurs malheurs (ce qui est lassant), et qu'ils s'attèlent sérieusement à expliquer comment eux aussi sont extraordinaires et combien ils contribuent positivement à la richesse collective. C'est une chance à saisir, et je crois que plusieurs sont déjà à l'œuvre pour ne pas la laisser passer.
Site Web du programme interdisciplinaire en langue et culture arabe de l'Université Concordia:
http://artsandscience.concordia.ca/inte/interdis_programs.cfm?ProgramID=3
Le mois dernier, l'auteur qui signe cet article avait cité dans un texte sur la Tunisie le cas du cyberdissident Zouhair Yahyaoui. Zouhair est subitement décédé le 12 mars, à Tunis, des suites d'une crise cardiaque. Il avait 37 ans. Il laisse dans le deuil sa famille, sa conjointe Sophie ainsi qu'une foule de supporters dans sa lutte pour la liberté d'expression en Tunisie. Visitez le site Web qui lui a valu 2 ans d'emprisonnement, à www.tunezine.com . Salut à toi, Ettounsi!

« Les droits que je réclame sont pourtant si simples. Rien n'est plus difficile que les choses simples, mon ami! (...) Je réclame le droit d'écrire, de crier et de rugir, le droit au délire, le droit à la satire n'en déplaise au vizir et à l'Émir... » - Zouhair Yahyaoui