Friday, May 26, 2006

J'ai serré la main du diable: Roméo au coeur des tenèbres

Le Lieutenant-général Roméo Dallaire, 57 ans, publie ces jours-ci son très attendu compte-rendu des atrocités dont il fut témoin comme chef de mission des Nations-Unies au Rwanda. L'homme, qui paraît 10 ans plus vieux que son âge, fut profondément affecté par ce qu'il a vu là-bas alors que l'Humanité a préféré regarder ailleurs. Parti jeter les bases d'une mission d'interposition de l'ONU afin de soutenir le processus de paix entre l'État et les forces rebelles du Front Patriotique Rwandais, Dallaire était sur place quand en avril 1994, la situation a tragiquement chaviré. En bout de ligne, 800 000 personnes ont péri sous les coups de machettes et de fusils qui ont suivi l'effondrement du fragile équilibre.

«Ce livre arrive très en retard, et je regrette sincèrement de ne pas l'avoir écrit plus tôt», annonce Roméo Dallaire en amorce de sa préface. En fait, le livre J'ai serré la main au diable paraît à quelques mois du dixième anniversaire des événements qu'il relate : le terrible génocide rwandais qui, en 1994, a repoussé les limites de l'horreur dans un pays déjà affecté par une rivalité tribale entre la majorité Hutus et la minorité Tutsis et par des affrontements entre l'État et une force rebelle organisée et soutenue par des États voisins.
C'est que le lieutenant-général, maintenant retraité, a payé cher sa présence au Rwanda durant ces mois fatidiques. Accusé par certains gouvernements d'être l'incarnation de l'échec de l'ONU dans la crise, en plus d'être accusé par la Belgique d'être directement responsable de la mort de 10 de ses casques bleus, l'homme a subi un violent syndrome post-traumatique exprimé par un effondrement de son équilibre mental et par des tentatives de suicides : «j'ai plongé dans une spirale de santé mentale désastreuse qui m'a menée aux tentatives de suicide, à une décharge pour raisons médicales des forces armées, au diagnostique de désordre nerveux post-traumatique, et à des douzaines et des douzaines de thérapies et de larges doses de médicaments, qui ont toujours une place dans ma vie quotidienne.»

Le Rwanda, c'est en Afrique, non?
Naguère colonisé par la Belgique qui y institutionnalisa une vieille rivalité entre les tribus locales Tutsis et Hutus pour faciliter sa gestion d'un prospère réseau de plantations de thé et de café, le Rwanda obtient son indépendance en 1962. La majorité Hutus, généralement plus petits et de couleur plus foncée que la minorité Tutsis, entreprend aussitôt de chasser leurs rivaux du territoire «national». S'ensuit 10 ans de violents pogroms, et les Tutsis se réfugient par milliers dans les pays voisins comme le Burundi, l'Ouganda et le Zaïre, où ils vivent dans des conditions difficiles.
Le Général Habyarimana, qui prend le pouvoir par un coup d'État en 1973, instaure un gouvernement répressif, corrompu, mais d'une stabilité rare dans les pays des grands lacs de la centrafrique.
Au début des années 90, alors que le monde change, la pression est forte sur Habyarimana pour qu'il opère des réformes démocratiques. Le dictateur entreprend donc des pourparlers souvent interrompus avec le FPR, la guérilla fortement organisée des Tutsis, qui menace le Rwanda d'une guerre civile et attaque souvent en territoire rwandais à partir du Burundi, au nord.
Les accords D'Arusha, en août 1993, ouvrent la voix à une réconciliation entre les deux ethnies rivales rwandaises. C'est dans cette optique que le Canada délègue Dallaire pour commander MONUOR, la Mission d'observation des Nations-Unies pour l'Ouganda et le Rwanda.
Dallaire dénonce plusieurs personnes dans son livre pour l'échec de l'ONU au Rwanda : l'apathie internationale, les complexes manœuvres politiques et la profonde haine entre Hutus et Tutsis. Sa dénonciation du système des casques bleus de l'ONU est particulièrement frappante : alors que les soldats sont utilisés dans des missions pour lesquels ils sont mal ou pas formés, les jeux de pouvoirs politiques dans les corridors de l'ONU à New York privent les forces sur le terrain d'un leadership solide et d'un mandat clair. Partagé entre leur rôle d'interposition et de protection des populations civiles qui n'ont pas de responsabilité dans la crise, et leur allégeance première à leur État respectif, ces soldats se retrouvent dans des positions intenables avec des règles d'engagements cruelles pour eux comme pour les gens qu'ils doivent supposément protéger, alors que les belligérants se foutent ouvertement de l'autorité symbolique des casques bleus.
Dallaire est aussi sans pitié dans sa dénonciation de l'indifférence bureaucratique des pays occidentaux impliqués dans la crise, en commençant par la Belgique, l'ancienne puissance coloniale, et la France, présente au Rwanda lors du déploiement de ses troupes dans le cadre de l'opération " Turquoise ". La constante révision à la baisse de la grandeur de la force d'interposition de l'ONU - Dallaire réclamait entre 8 000 et 5 500 hommes, il aura autour de 2 500 soldats, pour moitié provenant de Belgique - en est le plus flagrant exemple. En clair, des raison de prestige - la diplomatie canadienne, par exemple, insistait pour se centrer sur les Balkans et l'Europe de l'Est - et l'aveu plat que l'Afrique ne joue aucun rôle dans l'intérêt national des États occidentaux sont parmi les facteurs clés menant à l'échec prévisible de la mission de Dallaire.
«Le Rwanda était absent des radars comme lieu d'intérêt stratégique», nous dit Dallaire. «Il ne possède aucune ressource naturelle et aucune importance géographique. Il dépendait déjà de l'aide internationale pour subvenir à ses besoins, et sur le financement international pour éviter la faillite. Même si la mission réussissait, comme il était encore probable à l'époque, il n'y avait aucun gain politique à acquérir pour les nations qui s'y investiraient; le seul bénéficiaire internationalement serait les Nations-Unies. Pour plusieurs États, servir les objectifs de l'ONU n'a jamais semblé valoir le moindre risque. Les États Membres ne veulent pas d'une ONU large, réputée et indépendante, peu importe leurs déclarations hypocrites. Ce qu'ils veulent, c'est une ONU faible, contrainte, endettée et à qui l'on peut imputer les échecs et facilement voler les lauriers de la gloire.»

Les sons, les odeurs, la déprédation
Dallaire tente d'expier à travers son livre la suite chronologique des horreurs dont il fut un témoin important mais impuissant. Courrant à droite et à gauche pour éviter que la situation ne dégénère et tentant de sauver quelques meubles une fois la meurtrière machine lancée, le chargé de mission de l'ONU a bien trop souvent été aux premières loges de la tragédie infernale.
Il raconte d'abord le suprême contentement de Habyarimana, et ses difficultés à établir les lignes de communication entre lui, l'état-major de l'ONU et les différentes ambassades. Il apprend à connaître la complexité des forces en présence, dont la terrible et mystérieuse Interahamwe, un ténébreux regroupement d'extrémistes Hutus organisé en force paramilitaire anti-FPR. L'Interahamwe, principalement composé de militaires et de membres de la garde présidentielle, recrutait et formait depuis des mois parmi la population dans toutes les communes du Rwanda. Au début de janvier 1994, une information parvient à Dallaire : l'Interahamwe dresse des listes de noms. Des Tutsis et des opposants politiques. Le génocide se prépare.
Mais c'est le 6 avril au soir que tout bascule, alors que l'avion présidentiel d'Habyarimana est abattu à son arrivée à Kigali par un toujours inconnu. Alors que Dallaire tente de faire respecter la constitution, et à travers ceci de préserver le processus de paix, l'Interahamwe surgit dans la ville et érigent des barricades. La situation devient catastro-phique, la population est terrée chez elle. La radio exhorte la population à la haine. Un refrain populaire ce jour-là dans une chanson à la mode : «Je déteste les Hutus, je déteste les Hutus, je déteste les Hutus qui ne pensent pas que les Tutsis sont des serpents!»
La suite des horreurs est longue et insupportable, des morts pas milliers, allant de hautes personnalités à de simples villageois. Dallaire évolue dans un État en pleine décomposition, où plus aucune autorité n'est respectée et où ses propres troupes deviennent des cibles. Essuyant des tirs, témoin de meurtres, il est même témoin d'un meurtre par téléphone :
«Tôt ce matin-là j'ai reçu un appel à l'aide d'Helen Pinsky (la femme - québécoise - d'un chef de parti modéré du Rwanda) Je lui dis de rester dans sa maison avec sa garde jusqu'à ce que nous puissions organiser un transport pour ramener sa famille au QG. (…) Elle avait très peur pour son mari et ses deux enfants; elle avait entendu dire que certains de leurs amis politiciens modé-rés étaient attaqués dans leurs maisons. Je lui ai assuré que nous serions chez elle aussi vite que possible (…). Mais alors même que je lui disais cela, elle me coupa la parole pour me dire qu'elle entendait des gens dans la rue devant sa maison. Sa voix devint indescriptiblement calme, comme si elle n'avait plus aucun choix outre celui de la résignation à son sort, et elle raccrocha. J'ai découvert le lendemain que son mari avait alors appelé Luc Marchal (chef du détachement belge) et qu'alors qu'il était toujours en ligne avec lui, la garde présidentielle avait fait éruption, avait renversé les gardes et tué la famille entière. (…) Luc les as entendu se faire tuer au téléphone.
Je ne peux tolérer de penser au nombre de Rwandais qui se sont fait dire que l'aide arrivait, se jour-là, et qui se sont fait massacré. En seulement quelques heures la garde présidentielle avait conduite un plan visiblement bien organisé et bien exécuté.»
«S'ensuit 100 jours d'une guerre civile haineuse et sans pitié, où les récits d'horreurs n'ont pas d'égal, sauf peut-être en partie l'incroyable impuissance et indifférence de la communauté internationale. Personne n'était à l'abri. Des notes de réunions parlent de chapelles brûlées avec des centaines de gens à l'intérieur. Des enfants de 10 à 12 ans tuent d'autres enfants. Des mères avec des bébés sur leur dos tuent des mères avec des bébés sur leur dos. Elles lancent les bébés dans les airs et les écrasent au sol.»
L'improvisation et l'extrême frustration marque le «travail» au jour le jour de Dallaire :
le déploiement de troupes d'élite françaises pour évacuer ses ressortissants, qui montrent peu d'intérêt pour la population locale et qui abandonnent l'aéroport une fois l'opération terminée sans daigner la remettre sécuritairement entre les mains des forces de l'ONU; les réunions de conciliation avec les leaders de l'Interahamwe aux mains couvertes de sang, alors que Dallaire réprime l'envie de simplement cribler de balles ces diables.

Une porte ouverte sur la psyché militaire
Le livre de Dallaire est une rare porte ouverte au-delà de la fierté militaire que l'on s'imagine traditionnellement; la sincérité du propos et l'authenticité du sentiment humain sont surprenants, comme le sont les confidences du lieutenant-général sur les effets de ce traumatisme sur sa vie privée. Dallaire ne cherche pas, à travers ces pages, à s'excuser, mais aide à souligner un problème criant, d'autant plus actuel avec les récents problèmes des différentes troupes d'interposition déployées dans les points chauds : dans un monde balkanisé, les casques bleus tels qu'organisés présentement ne sont pas préparés à affronter les missions auxquelles on les destine, et l'apathie de la communauté internationale - autant l'indifférence des politiques et des bureaucrates que celle du téléspectateur - sont autant de raisons qui font du Rwanda un cas d'école de ce qui peut très bien se reproduire à nouveau malgré tous les «Plus jamais!»

Publié dans le Concordia français, décembre 2003