La contre-culture fait vendre plus de chaussures

Adbusters, No Logo, le Forum social mondial, la bataille de Seattle... La renaissance de la conscience sociale, qui s'exprime depuis quelques années à travers la lutte – parfois festive, parfois violente – contre les institutions qui nous imposent un modèle social et économique uniforme et inégal, est un phénomène archi-attirant qui redonne un peu d'espoir en l'Homme. L'OMC, la Banque Mondiale et les schèmes d'intégration économique – les méchants – sont de plus en plus sous l’œil critique d'une frange grandissante de la population qui réclame que l'être humain et la justice sociale soient remis au cœur des intérêts de la société. Pourtant, selon Joseph Heath et Andrew Potter, auteurs de l'essai The Rebel Sell, il serait temps que la mouvance sociale prenne un moment pour l'autocritique. La gauche est en train de répéter des erreurs stupides – des années 50 jusqu'à aujourd’hui – en se basant sur une compréhension erronée des forces qui nous gouvernent et de la nature humaine. Au mieux, les tenants de la contre-culture vont inévitablement se faire « récupérer » par le « système » consumériste qu'ils dénoncent. Au pire, la logique même de leur action détourne l'énergie réformiste loin des institutions politiques qui sont le véritable véhicule du changement. Ce qui est contre-productif et dangereux.
Les deux auteurs ne sont ni de grands économistes, ni d'ambitieux politiciens abonnés aux sommets économiques mondiaux. Joseph Heath est professeur de philosophie à l'Université de Toronto. Andrew Potter est chercheur associé au Centre de recherche en éthique de l'Université de Montréal. En terme de cheminement idéologique, ils ont plus en commun avec Jaggi Singh qu'avec Stephen Harper. Ils ont amplement donné en termes de participation aux manifestations et d'élaboration d'alternatives au modèle économique dominant.

Mais un malaise a grandi en eux à mesure qu'ils approfondissaient leur « conscience » sociale. Et si la gauche était sur une route qui ne mène nulle part? Kalle Lasn, grand gourou du Culture-Jam (fondateur de la revue Adbusters et promoteur du Buy Nothing Day), et Naomi Klein, auteure de No Logo (grande pourfendeuse des Corporate Bullies et passionaria de l'anti-mondialisation), sont à la source de leur malaise.
L'an dernier, s'appuyant toujours plus sur une idéologie à la logique alambiquée, visant à renverser le système par ses propres armes, Lasn a lancé une offensive ultime contre le lavage de cerveau des consommateurs, bombardés par le branding. Pour contrer la perversité de marques de chaussure telles Nike et Adidas, Lasn a mis sur le marché une marque de chaussure anti-marques, Black Dot. La marque de commerce de cette chaussure est censée être la représentation totale de l'absence de marque : un point noir! Fascinant.
« Lasn décrit le projet de chaussure comme un point tournant du plan marketing pour rendre Nike non-cool. Si ça fonctionne, ça créera un précédent qui révolutionnera le capitalisme″. Mais comment exactement est-ce supposé révolutionner le capitalisme? Reebok, Adidas, Puma, Vans et une demi-douzaine d'autres compagnies essaient de rendre Nike non-cool depuis des décennies. Ça s'appelle la compétition du Marché. C'est, dans les faits, l'essence même du capitalisme. »
Dans No Logo, Naomi Klein commet la même erreur en dénonçant vivement les forces consuméristes alors qu'elle envoie des masses de signaux indiquant qu'elle participe à fond aux comportements qu'elle dénonce. Klein est dépeinte comme une fraude, aveuglée par l'appel esthétique de la contre-culture, qui lui offre une voie pour préserver son statut d'élite sociale. Troublant.
Ce Système qui nous manipule
À la source de la conception contre-culturelle est la prémisse selon laquelle nous sommes tous inconsciemment les victimes d'une vaste conspiration. Un « système » qui s'efforce de nous abrutir par des moyens pernicieux comme la publicité et la mode. En fait, tout l'appareil social – de l'éducation à la religion, en passant par la télévision – est fait de façon à nous dérober de notre libre-arbitre et à nous rendre conforme.
La contre-culture s'appuie sur les fruits de la réflexion de plusieurs penseurs et chercheurs qui réadaptent Marx aux contingences contemporaines, tel Jean Baudrillard :

Le Système, peu importe ses leaders, s'effondrera inévitablement quand l'être humain prendra conscience de cette machination totalitaire qui pèse sur lui. D'où la nécessité inhérente, pour les « éveillés », de se révolter et de considérer comme suspect tout ce qui est... « normal », conformiste. La contre-culture fait l'éloge de la folie, et considère presque n'importe quel acte « asocial » comme un pas positif vers l'effondrement du Système (le vandalisme, la drogue...). Corollaire de cette affirmation, tout ceux qui tentent de transformer le Système de l'intérieur se feront nécessairement coopter. Ils deviennent automatiquement suspects.
Oui mais voilà... Toutes les tentatives de conscientiser les masses ont échoué malgré les efforts énormes des années 60 et 70. Les rebelles sont devenus désabusés. L'espoir d'un nouveau jour a laissé sa place dans les années 80 à une sorte de nihilisme : alors que certains hippies « retournent leur veste » et achètent des BMW, toute forme de succès et de réussite sociale devient comme une tare aux yeux des insatisfaits du Système. L’aliénation que cause cette crise existentialiste de la gauche a trouvé sa plus éclatante expression culturelle, selon les auteurs, dans l'incapacité d'un type comme Kurt Cobain à accepter le succès commercial.
« Cobain n'a jamais été en mesure de réconcilier son engagement envers la musique alternative avec le succès populaire de Nirvana. En bout de ligne, son suicide était une façon de sortir de l'impasse. Mieux vaut arrêter maintenant, avant que la dernière goutte d'intégrité ne le quitte, et éviter de devenir un complet vendu. De cette façon, il pouvait continuer de s'accrocher à sa conviction que "le punk-rock est la liberté". Ce qu'il n'a pas réussi à considérer était la possibilité que tout ceci n'était qu'une illusion : il n'y a pas "d'alternatif", pas de "mainstream", pas de relation entre musique et liberté, il n'existe rien comme de devenir un vendu. Il n'y a que des gens qui font de la musique, et des gens qui écoutent de la musique. Et si vous faites de la bonne musique, les gens voudront vous écouter ».
Cobain s'est retrouvé coincé entre ses Grandes Convictions et cet étrange phénomène qu'est la réalité. Peu importe ce qu'il faisait pour se débarrasser du succès (pensez à In Utero), il était inévitablement ramené à jouer un rôle actif dans le « Système ». Cobain a choisi de rester fidèle à ce qui le définissait (la rébellion), en refusant de participer plus longtemps au « Système ». Mais s’il n'y avait pas de système?

Une pensée circulaire
On nous ressort pourtant ces dernières années le même refrain, teinté d'incompréhensions et de contradictions, avec les luttes anti-capitalistes et anti-globalistes d'aujourd'hui. Le mythe d’un grand méchant système est toujours bien vivant. Ne devrait-on pas connaître la chanson? Visiblement, Kalle Lasn et Naomi Klein ont la nostalgie des vieux refrains.
Le problème aujourd'hui est que « l'entendement contre-culturel de la société est devenu si imbriqué dans notre compréhension de la société qu'elle influence chaque aspect de la vie sociale et politique [...] La contre culture a presque complètement remplacé le socialisme à la base de la pensée politique radicale. Si la contre-culture est un mythe, c’en est un qui a mal guidé un nombre énorme de gens, avec des conséquences politiques graves. » La critique contre-culturelle a été très efficace pour inscrire à l'agenda certains des problèmes les plus criants de notre époque. Elle est cependant particulièrement inefficace à produire des solutions réalistes, et à en faire partie. En fait, elle se pose en éternelle opposition. Elle considère la compromission comme une sorte de trahison, et juge (de haut) les arguments de ses adversaires comme irrecevables.
La contre-culture est née du traumatisme post-nazi. « Après l'Holocauste, ce qui auparavant avait été un léger dégoût de la conformité s'est muté en un écœurement hypertrophié de tout ce qui peut avoir une odeur de régularité ou de prédictibilité », nous disent les auteurs. « Beaucoup sont devenus non seulement effrayés par le fascisme, mais dans plusieurs cas, par la société elle-même. La gauche a commencé à soupçonner plusieurs des bases fondamentales de l'organisation sociale, comme les normes sociales (incluant l'étiquette), les lois et les formes d'organisation bureaucratique. Pourtant sans ces bases fondamentales, il est simplement impossible d'organiser une coopération à large échelle entre les êtres humains. »
Ceci n'est pas pour dire que la critique et le questionnement sont vains et qu'il est inutile de vouloir changer le monde. Les auteurs semblent surtout préoccupés par la nécessité de dénoncer les excès d'une logique qui, si elle est inspirée à la base par une volonté d'améliorer le monde, risque plutôt d'atteindre l'objectif contraire. Le danger est de s'enfermer dans une tour d'ivoire de l'imaginaire populaire et d'une fois de plus prôner une voie qui a si souvent prouvé qu'elle ne menait nulle part, hormis à la confrontation et à la mort de millions de gens. L'idée est de connaître vraiment ce que l'on dénonce, au-delà des idées reçues. Et de savoir pourquoi on questionne. Une fois cette démarche faite, le dialogue et l'amélioration sont possibles.
Potter et Heath pensent que la solution réside dans plus d'investissement – pas moins – dans les institutions politiques. « À un certain point, la position des tenants de l'anti-mondialisation commence à générer un cercle vicieux. Le gros problème avec la mondialisation, disent ses opposants, est qu'elle affaiblit les gouvernements au point où ils sont maintenant insignifiants. Nous ne pouvons pas réclamer de nos gouvernements nationaux de préserver la paix, l'ordre et la justice sur cette planète, puisque l'impotence même de ces gouvernements rend leur amplitude limitée. Puis les activistes se détournent et refusent de participer à la politique nationale, et nient la légitimité des représentants élus. Cette fuite, qui éloigne de la politique démocratique, affaiblit d'autant plus les gouvernements et les aliène de segments cruciaux de la population. En faisant cela, le mouvement anti-mondialisation affaiblit le seul instrument qui peut être utilisé pour corriger les problèmes tant décriés. » La solution? Se délester de ce mythe comme quoi les gouvernements sont sans pouvoir, ré-apprivoiser la gauche d'avec la gouvernance, et « tirer le meilleur parti de la mondialisation ». Oui, c’est possible.
Les solutions existent, et il est inutile d'ignorer l'éléphant dans le salon pour les trouver. Hors du dogmatisme idéologique, le monde actuel, qui ne sera jamais un paradis, possède pourtant déjà les instruments pour le rendre plus viable au plus grand nombre. Voici donc un livre qui soulève une foule de bonnes questions et qui cherche à aller au-delà de l'ensemble des idées acquises que nous ne prenons plus la peine d'analyser. Gauchisez intelligent!
The Rebel Sell, Joseph Heath et Andrew Potter, (2004: Harper & Collins, Toronto), 358 pages.