Elle aime Jean. Jean l’aime aussi, mais elle informe les espions, les sosies, ceux qui complotent contre lui et qui finiront par avoir sa peau. Tel est l’amour impossible que décline Judith Brouste dans Jours de guerre, publié le printemps dernier : le récit d’une femme qui tente de tirer de son abysse un sans-abri psychotique. Comment ne pas sombrer?

Ils s’étaient jadis entraperçus, dans une jeunesse dorée et révolue, évoluant dans le même cercle de bohèmes chics séjournant à Ibiza. Quand elle le retrouve, dans les rues de Paris, il sent mauvais; il a perdu ses dents; il engueule les passants dans la rue. «Plus de vingt-cinq ans après, je le retrouve en loques, les chaussures sans semelles, la chemise trouée. «Je fais ce que je peux», dit-il, surprenant mon regard. Il vit dehors». La folie s’est emparée de lui et l’a fait glisser en marge de la réalité.
La narratrice choisit d’aimer son fou. Elle tente, à coup de patience et d’attention, de le ramener dans la réalité. Paradoxalement, c’est sa folie qui la séduit : «son élégance, sa manière percutante, violente, de parler, de s’adresser au monde me rappellent constamment que nous sommes en guerre. C’est un soulagement qu’elle se révèle là, enfin visible. C’est la guerre partout et depuis longtemps. Dans les pays du nord et ceux du sud, dans les villes, les buildings, les laboratoires, dans les montagnes du Panchir et à l’intérieur des corps et des têtes. Comme jamais. Logique comme personne, elle nous plonge, direct, en apnée, dans ce qui noie, dans ce qui perd, yeux fermés, narines pincées, bouche close, poings serrés. Silence. Plus rien ne peut se dire». Jean est un miroir qui lui retourne l’image d’une réalité comme personne n’ose la voir. Dans sa folie, du génie.
Abordant l’amour telle une mission évangélique, envers et contre tous («Impossible de parler à quiconque de Jean, sans risquer d’être renvoyée à cette équation qui interdit toute parole : Tu aimes un fou.»), la narratrice de ce journal désordonné est contrainte à réfléchir sur la nature de ce qui sépare Jean du reste du monde. Est-ce bien du dehors que vient le danger, comme l’affirme Jean? Ou le crée-t-il lui-même? Qui est responsable?
L’aventure s’enlise et tarde à déboucher sur le nirvana de la délivrance : «Il n’est plus ce clochard que j’ai rencontré l’année dernière, et sa dignité retrouvée lui a redonné calme et assurance. C’est une façade. L’aliénation est là, tapie, prête à surgir, à tout contaminer, à tout dévaster sur son passage, semant doute et désolation». Les seuls répits sont la littérature, celle de Faulkner surtout. Le cinéma aussi, mais seulement celui des années 1970.
Une histoire d’amour, somme toute, comme il y en a des dizaines : une histoire d’amour qui ne peut s’empêcher de n’être que ça. Quelque chose vient invariablement bloquer la route. Ici, c’est l’ennemi à l’intérieur, jamais tranquille. Il n’y a pas d’amour complaisant.
Jours de guerre, Judith Brouste, (Paris : Gallimard, 2004), 177 p.
Nouveau départ
Professeur à l’Université Concordia, Jean-Marie Bourjolly a publié sa première œuvre de fiction, le roman Dernier appel, le printemps dernier. On dit que les premiers romans sont souvent autobiographiques, et celui-ci n’échappe certainement pas à la règle. «Ce roman doit beaucoup au pays ou j’ai grandi», explique l’auteur en quatrième de couverture.

«Si je n’étais pas allé à l’école; si les livres que j’ai dévoré n’avaient pas ouvert mes horizons; si je n’avais pas fantasmé sur un monde différent, un monde ou la peur n’est pas omniprésente, un monde ouvert aux conquêtes de l’esprit, un monde ou l’on peut gagner sa vie sans devoir renoncer à l’estime de soi, un monde ou l’on peut aller de l’avant à force d’ingéniosité, de travail, de persévérance; si je n’avais pas conçu l’idée audacieuse, déraisonnable, d’aller à la rencontre de ce monde-là, je n’aurais pas connu les tourments dont je suis en train de vivre l’expérience. Peut-être même que je serais un imbécile heureux. Ne dit-on pas que l’on ne souffre pas de ce que l’on ignore?»
Dernier appel, Jean-Marie Bourjolly, (Montréal : Cidihca, 2004), 256 p.